LES VOYAGES DU FILS DE L'ANE

 

"Le conte du Fils de l'âne n'est pas ridiculement petit mais en revanche son origine est non moins humble que miraculeuse. Au Fils de l'âne, les Nubiens aiment à faire l'hommage de toutes les actions merveilleuses, de tous les exploits contre les ennemis du genre humain, les ogres et les crocodiles, de quelque source que leur en vienne la mémoire...." 
Maxence de ROCHEMONTEIX

 

Un homme avait épousé la fille de son oncle paternel. Au matin, lorsque le soleil montait au ciel, il la rouait de coups de bâton, et le soir, il la maltraitait encore : "Suis-je un vrai gaillard !" lui disait-il ensuite. Un jour la femme rencontra une vieille qui lui demanda :" Pourquoi donc es-tu en si mauvais état depuis que tu as épousé ton cousin ?" "C'est, répondit-elle, que mon voisin m'assomme dès le matin et il recommence le soir ; après il mz dit : Suis-je pas un gaillard ? et je dis oui". La vieille reprit alors : "Quand il te demandera une autre fois s'il n'est pas un gaillard, demande-lui à ton tour : "Combien y en a-t-il qui aient le derrière gonflé comme le tien ?" A la question, le mari se leva : "J'irai voir s'il en est qui ont le derrière plus gonflé que moi" et arrachant un arbre, il s'en fit une canne et partit. Chemin faisant, il rencontra un homme pourvu d'oreilles énormes. "Eh ! lui cria-t-il, que fais-tu là debout avac ces oreilles béantes?" L'autre répondit : "Quand je me tiens ainsi debout, j'entends à trois journées de distance." "Quel gaillard tu es !" "Bah ! repartit l'homme aux grandes oreilles, combien y en-a-t-il qui ont le derrière plus gonflé que moi ! Himmed, le fils de l'âne, n'est-il point en ce monde?" "Et si tu rencontrais le fils de l'âne, que ferais-tu ? "Certes, j'en ferais mon frère!" "Et bien, c'est moi, le fils de l'âne, reprit l'homme à la cousine, suis-moi donc !" et le prenant avec lui, il s'en alla.

En route, il trouvèrent un homme debout qui ouvrait de grands yeux. "Pourquoi, demandèrent-ils, es-tu là à ouvrir les yeux ?" Il leur répondit : "Je suis en train de regarder à quatre journées de marche." "Quel gaillard !" s'écrièrent-ils. "Moi, dit-il, en quoi suis-je un gaillard ? N'y a-t-il pas au monde un Himmed fils de l'âne ? Et si tu le rencontrais, cet Himmed le fils de l'âne, que ferais-tu ? Je m'en ferais un frère". Himmed le prit aussi et poursuivit son chemin. Ensuite, il fit la rencontre d'un individu qui tordait la corde ; il en avait un gros tas ; on l'interrogea : "A quelles fins cette corde que tu entasses ?" "C'est pour quand je me fâche ; je lance ma corde et je soulève le monde" "Quel gaillard tu es ! " "En quoi suis-je un gaillard ?" repartit l'homme, "N'y a-t-il pas en ce monde un Himmed le fils de l'âne ?" Himmed reprit : "Et si tu rencontrais Himmed le fils de l'âne, que ferais-tu ? "Je m'en ferais un frère" "Et bien c'est moi qui le suis, dit Himmed, en route !" Ils s'en allèrent plus loin et en marchant, ils aperçurent au milieu du désert un homme qui préparait à la pioche des planches à ensemencer, dans un endroit où il n'y avait pas d'eau. Ils le questionnèrent : "Pourquoi faire ce travail là où il n'y a point d'eau ?" Il répondit : "Après avoir préparé le sol, j'y mettrai la semence, et je n'aurai qu'à pisser une fois pour l'arroser" Himmed, le fils de l'âne lui dit : "Tu es certes, un gaillard ! Moi et en quoi suis-je un gaillard ? N'y a-t-il pas au monde un Himmed le fils de l'âne ? Et si tu rencontrais, que ferais-tu ? Je m'en ferais un frère ! Et bien, c'est moi qui le suis, marche ! Et il partit avec lui.

Et tous ensemble, ils firent société  et Himmed le fils de l'âne, et le cordeur, et le pisseur, l'oreillard et le bon-oeil. Ils s'en allèrent ainsi s'asseoir à la porte d'un roi demandant l'hospitalité. Le roi leur fit servir à souper, et, bien repus, ils se couchèrent. Le matin, ils déjeunèrent, et le déjeuner pris, il restèrent. A midi, on leur apporta le dîner qu'ils mangèrent ; et ils restaient encore. Pour le coups, les gens du roi se fâchèrent. "Des hôtes soupent, ils dînent mais après ils partent" disaient-ils. Alors Himmed le fils de l'âne se leva et alla se poser devant le roi : "Que veux-tu ? " dit-celui-ci "Et bien ! Je désirerais épouser ta fille" "Demain, répondit le roi, nous examinerons la chose". Himmed retourna  vers ses compagnons. Après qu'il fut sorti, le roi manda à son monde de mettre du poison dans les mets des étrangers. Mais Oreillard entendit. "Camarades, annonça-t-il, ils disent que ce soir ils vont empoisonner notre nourriture. Sois calme repartit Bon Oeil, ce n'est point là ton affaire" Et quand vient le repas, il s'étendit en avant d'eux en disant : "Prenez patience ! " et après cet avis, il plongea sa main dans les plats et en retira tout le poison ; puis prenant trois bouchées, "Mangez !" ajouta-t-il. Ils mangèrent. Au matin, les gens du roi furent pleins d'étonnement, ils dirent : "Puisque ce poison ne les a point tués et les a seulement aidés à dormir, faisons-les donc flamber." Oreillard entendit : "Camarades, ils veulent nous brûler !" Le Pisseur lui repartit : "Ce n'est point là ton affaire : reste en paix." Et les gens du roi étant venus avec du feu, il envoya un jet d'urine qui mit le pays à la nage. Les gens du roi éclatèrent alors en supplications, et on sauva le pays. "Ni le poison, dirent-ils après,  ne les tue,  ni le feu ne les brûle : eh bien ! Que toute la population se rassemble et les mette dehors !" La chasse commencça, mais à ce moment, le Cordeur lança sa corde et le pays fut enlevé. Le peuple l'arrêta par ses prières : "Nous verrons la querelle entre le roi et toi". Et ils allèrent dire au roi : "Si c'est possible, donne ta fille à ces gens-là".

Eette fois le roi consentit. Mais Himmed lui dit : "Sache que moi, je suis, comme toi, fils de roi; je n'avais nullement l'intention d'épouser ta fille,  je veux seulement que tu constates, par écrit cacheté de ta main, que nous sommes des gaillards". Le roi écrivit et signa, et ils s'éloignèrent. Ils s'arrêtèrent auprès d'un puits. Ils sentirent la faim, et laissant l'un d'entre eux, ils allèrent chasser la gazelle : le premier gibier pris, ils l'apportèrent. "En attendant notre retour, fais cuire cela" dirent-ils ; et celui qui était resté ayant égorgé l'animal et l'ayant dépecé, s'apprêtait à le mettre dans la chaudière quand un ogre apparut hors du puits : "Toi ou la viande, fit-il, je veux manger" "Mange la viande" répondit l'homme. L'ogre mangea et descendit dans le puits. Alors ceux qui étaient à la chasse revinrent et demandèrent où était la viande : "Des hôtes sont passés, dit le compagnon, je la leur ai donnée. C'est bien" ; ils lui laissèrent leur nouveau butin et s'en retournèrent. Le compagnon se mettait encore en devoir de garnir la chaudière : l'ogre reparut disant : "Toi ou la viande, je veux manger. Mange la viande" . L'ogre mangea et redescendit dans le puits. Les chasseurs revinrent encore et demandèrent leur viande. Ils eurent pour réponse : "Des hôtes sont passés, je la leur ai donnée" . Alors Himmed le fils de l'âne se fâcha, disant qu'il resterait à attendre ces hôtes et il ajouta : " Je finirai par voir ces hôtes ; Vous ! allez à la chasse"  Ils prirent un animal et l'apportèrent et lui allait garnir sa chaudière ; l'ogre sortit de nouveau : "Toi ou la viande, dit-il, je veux manger." Himmed répondit : " Ni moi, ni la viande, tu ne mangeras rien" . L'ogre fit l'oeil rouge. "Ne fais ainsi l'oeil rouge, continua Himmed, va prendre la forme humaine afin que nous luttions corps à corps. Si tu me terrasses, tu me mangeras et tu mangeras la viande; mais si je suis vainqueur, tu disparaîtras." Ils luttèrent et Himmed le fils de l'âne ayant enlevé l'ogre, le jeta sur le sol. L'ogre disparut et rentra dans son repaire. A leur retour, les compagnons de Himmed le trouvèrent auprès de la gazelle cuite à  point ; il leur reprocha de l'avoir ainsi trompé en crainte de l'ogre ; puis on s'assit et on mangea.

Après quoi Himmed le fils de l'âne leur dit d'aller chercher de l'écorce, et il en fit une corde avec laquelle il descendit dans le puits où se cachait l'ogre. Il arriva en face d'un trou. Il y pénétra et trouva une fille pleine de beauté : "Qui t'a amené ici ?" lui demanda-t-il "C'est l'ogre qui m'a ravie et m'a déposée en cet endroit".  Himmed la pria de lui montrer où était l'âme de l'ogre. "C'est là dit la jeune fille, dans le coffre". Et Himmed alla au coffre et piétina dessus. L'ogre cria "Fannna, pourquoi mon âme me fait-elle mal?" Et Fanna répondait : "Ton âme te fait mal, laisse-la s'en aller" Fanna, cherche, qu'y a-t-il, que trouves-tu? Des cendres pour t'ensevelir, voilà ce que je trouve". Ses cris retentirent jusqu'à ce qu'il étouffa. Himmed alors questionna la jeune fille sur les biens que l'ogre possédait et elle lui indiqua trois caisses remplies de richesses. "Envoyez la corde" ordonna-t-il à ses compagnons ; quand ils l'eurent descendus, il y attacha les trois caisses q'uil fit remonter et après les caisses la jeune fille. "Tirez-moi que je remonte" dit-il. Ils tirèrent mais à moitié chemin, ils coupèrent la corde. Himmed tomba et ne retrouva le souffle que sur la septième terre. Les associés se partagèrent le butin, et chacun, qui avec une caisse, qui avec la jeune fille, s'en fut dans son pays. Cependant Himmed voyageait sous la terre; il rencontra une vieille et lui dit : "Ma grand-mère, prenez-moi avec vous, car je suis étranger". Et la vieille répondit : "J'ai trois chèvres, reste donc avec moi : tu les feras paître, puisque je n'ai pas d'enfant." Himmed demeura ainsi avec elle. Un jour, elle lui apporta de l'eau saumâtre. "Pourquoi, ma grand-mère, cette eau est-elle saumâtre? " lui dit-il. "Chut ! mon cher enfant !" "Qu'y a-t-il donc ?" reprit-il et la vieille lui conta qu'un crocodile arrêtait le fleuve, qu'il lui fallait tous les jours une vierge, et que c'était le jour de la fille du roi. "C'est bien " , dit Hammed, et il s'en alla trouver la jeune fille, qui était exposée ; "Ma cher soeur, que faites-vous là toute seule ? On m'a amenée ici pour être la proie du crocodile, partez ! Bon, dit Hammed, laissez-moi dormir sur votre cuisse, tirez-moi un pou de la tête, et quand viendra le crocodile, réveillez-moi". Alors, il s'endormit sur sa cuisse; le crocodile avança ; la jeune fille eut honte de réveiller l'homme et se prit à pleurer ; une larme tomba dans l'oreille de Himmed et le réveilla : "Pourquoi pleurez-vous ?" dit-il "Voilà le crocodile, sauvez-vous !" A ce moment le crocodile leur cria de loin : "Pourquoi donc êtes-vous deux ?" Himmed lui répondit : "C'est pour toi que le roi nous a désignés tous les deux : que je fasse seulement deux rekas sur ton dos, et tu nous mangeras ensuite." Le crocodile consentit et se coucha. Himmed termina un premier reka, puis d'un coup de couteau, il transperça le crocodile, et le fleuve se remplit d'eau. Alors Himmed trempa sa main dans le sang du crocodile et appliqua les cinq doigts sur la cuisse de la jeune fille. Celle-ci voulut s'en retourner, mais le peuple la chassait, disant : "Pourquoi reviens-tu . Veux-tu donc que le crocodile nous dévore tous ? " Elle leur apprit qu'un jeune homme l'avait tué ; mais ils traitaient ses paroles de mensonges, et ils ne la crurent qu'après qu'elle les eut menés voir le crocodile. Le roi fit alors publier que le vainqueur du monstre épouserait la princesse. Tous les hommes s'assemblèrent. Le roi demanda : "Quel est celui qui a tué le crocodile ? " " Tous se levèrent, disant :"C'est moi qui l'ai tué ! Où est la preuve ?" dit le roi, et ils se turent. "N'y a-t-il personne d'absent ?" dit encore le roi : ils répondirent qu'il n'y avait personne d'absent qu'un jeune homme : et ils ajoutèrent : "Puisqu'il est homme, qu'on l'envoie chercher." On l'appela, il vint et on lui demanda de faire la preuve.

"La preuve, je l'ai fixée avec les cinq doigts de ma main sur la cuisse de la jeune fille. Ma fille est ta femme." lui dit le roi. Mais Himmed refusa : "Moi aussi, comme toi, je suis fils de roi, fais moi donc retourner dans mon pays. Et où est ton pays ? interrogea le roi. "Dans la direction du monde". Le roi fit amener un aigle sur lequel Himmed monta, et ayant égorgé un mouton qu'il découpa en cinq morceaux, à chaque ciel où tu parviendras, ajouta-t-il, tu mettras un morceau dans le bec de l'aigle. Arrivé aux limites du dernier ciel, Himmed mit le morcaui qui restait dans le bec de l'oiseau : mais celui-ci le laissa tomber. Alors, Himmed se coupa un morceau de la cuisse et tandis qu'il le mettait dans le bec de l'aigle ; "Va-t-en" dit celui-ci. "Non, c'est toi qui t'en iras" . "Qu'y-a-til donc ? " repartit l'aigle. "Il y a que je t'ai coupé un morceau de ma cuisse". L'aigle le lui rendit et s'envola. ensuite, il demanda compte à ces anciens compagnns des trésors et de la jeune fille : mais il leur en fit don, et alla retrouver sa femme.

C'est vrai, lui dit-il,

qu'il y a beaucoup de gens

qui ont le derrière plus gonflé que moi !

 

Ce conte est issu du recueil "Quelques contes nubiens"

écrits par Maxence DE ROCHEMONTEIX (1849-1891)

Elève de Gaston MASPERO, il travailla essentiellement au temple d'Edfou et entreprit la publication des textes du sanctuaire. Il étudia également les rapports du berbère et de l'égyptien et fut administrateur à la Commission des Domaines de l'Etat égyptien de 1879 à 1885.

 

Merci à Claude Laversanne pour ces textes retrouvés

Merci à Michel pour sa contribution

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