L'HOMME ET LE CROCODILE

 

Jadis le fleuve s'éleva plus que toutes les autres années. Tos (c'est le nom qu'on lui donna lorsqu'il engloutit les pays) emporta un crocodile au milieu du désert, et, en se retirant abandonna l'animal où il l'avait jeté.

Douze ans après, un homme passant dans le désert, trouva le crocodile. A sa vue, il s'écria : "De quelle race es-tu ?" Le crocodile répondit : "Je suis un crocodile." "Et qui t'a apporté ici ?" "C'est le Tos qui m'y a jeté. Mais il y a longtemps de cela, et ce lieu n'est point de ceux que j'habite, ni où je puisse séjourner. Fais donc une bonne action en me portant au fleuve." "Et que me donneras-tu si je te remets dans l'eau ?" "Service pour service : tu verras (ma reconnaissance)."

L'homme alors le prit et le porta au bord du fleuve. "Jusqu'ici ?" dit le crocodile. Et l'homme : "Ne voilà-t-il pas l'eau ! Laisse que je m'en aille à mes affaires." Le crocodile repartit : "Ce n'est pas jusqu'ici, et telle n'est pas notre convention; entre-moi dans l'eau." L'homme le porta jusqu'à ce que l'eau lui montât à la hauteur des genoux. "Encore !"

Et il l'emmena; l'eau lui venait à la ceinture. "Encore !" Il continua plus avant; l'eau lui arrivait au cou : "N'en ai-je pas bien agi avec toi, dit-il, paie-moi mon salaire, car je voudrais bien pouvoir m'en aller." "Non pas !" répondit le crocodile : "Depuis si longtemps je suis privé de nourriture ! Je croquerai de ta personne, et tu me fourniras ainsi l'occasion de faire à mon tour une bonne action." Alors une grande querelle s'éleva entre eux.

A ce moment passait un Arabe monté sur un chameau; il entendit le bruit, et descendant de sa monture, il vint vers la rive, leur criant :"Qui êtes-vous ?" On lui dit le sujet de la dispute. "Sortez de l'eau, fit l'Arabe, je jugerai votre différend." Ils répondirent ensemble "Très bien !" Ils montèrent au bord et l'homme raconta l'histoire. L'Arabe dit :"Est-il vrai que le crocodile était jeté sur le dos ?" "Certes et bien à plat". Alors l'Arabe ordonna au crocodile de monter sur une dune et de se laisser coucher dans la position où il était, et comme il s'y refusait, "eh quoi !" reprit l'Arabe, n'ai-je pas à juger entre vous, et ne faut-il point voir (par moi-même) !"

Quand ils eurent renversé le crocodile, les Arabes s'appelant les uns les autres le garrottèrent. Alors celui (qui s'était fait juge) lui dit :

"Apprends à distinguer le mal du bien !"

Et ils le transpercèrent.

 

Ce conte est issu du recueil "Quelques contes nubiens"

écrits par Maxence DE ROCHEMONTEIX (1849-1891)

Elève de Gaston MASPERO, il travailla essentiellement au temple d'Edfou et entreprit la publication des textes du sanctuaire. Il étudia également les rapports du berbère et de l'égyptien et fut administrateur à la Commission des Domaines de l'Etat égyptien de 1879 à 1885.

 

Merci à Claude Laversanne pour ces textes retrouvés

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