DONGOLA

un roman de Nubie

 

Ecrit en 1993, par Abadalla Idris ALI, "Dongola" fut controversé dans les milieux littéraires égyptiens car il décrit le monde de la Nubie comme séparé et indépendant du reste de l'Égypte.

L'extrait que je vous propose ici (chapitre 2 première partie) grâce à la contribution de Michel B. raconte le retour du héros dans son village de Nubie, avec une émotion qui décrit bien la blessure collective des Nubiens.

 

paysage mythique... Le maudit train traversait un maudit pays peuplé de gens originaires de Haute Égypte et d'au-delà. Par intermittence, la route suivait la voie ferrée en parallèle. C'était la route des envahisseurs, quand ceux-ci se dirigeaient vers le Sud, à la recherche de plumes d'autruches, de musc, de peaux de crocodile, de bétail et de cet or qu'ils arrachaient aux bras et aux cous des femmes. Mais le véritable but de ces campagnes était bel et bien de faire des prisonniers. Ils les exportaient pour les vendre ou les offrir au grand Etat musulman parce qu'on y appréciait les vigoureux esclaves de Nubie. Peut-être qu'on se servait d'eux pour construire des citadelles et des forteresses et pour les envoyer à la mort dans des guerres sans espoir.

Les villages apparaissaient en un éclair, les uns après les autres, et son inquiétude grandissait : Silsilah Mountain, puis les camps de repeuplement du pays nubien, des maisons de métal sans grâce, avec ces toits de ciment renvoyant la chaleur et ces femmes élancées, au visage d'ébène, attendant des hommes éparpillés un peu partout dans le monde pour chercher de quoi vivre....Et personne n'attendait avec plus d'impatience que sa mère; elle tremblait de joie et célébrait l'évènement en lançant au-dessus des têtes des dattes et des grains de maïs. Ils organisèrent pour lui un grand défilé et l'emmenèrent parader à travers la ville, comme ils l'avaient toujours fait quand quelqu'un rentrait au pays alors qu'on n'osait plus guère croire à son retour. Ils tuèrent un mouton et le mirent à cuire, aspergeant de son Soirée de fêtesang les murs et les encoignures de portes. Les cris de joie attirèrent une foule innombrable venant des villages voisins, d'Alaqi, Kalabscha, Qurta et Mariya. Autrefois, ils avaient été séparés entre l'Égypte et le Soudan comme autant de butins de guerre. A présent, ce n'était plus qu'une patrie monstrueuse. Les gens du Nord avaient surmonté les crises en racontant des blagues; ici, ils organisaient des fêtes.

Sa mère dansait, et dansait avec grâce, malgré son âge et ses douleurs. Les hommes se mirent en ligne sur deux rangs qui se faisaient face, tapant des mains et chantant. Ceux qui aimaient la voix d'Abdou Shindi, le vibrant chanteur de Kenzi, s'éparpillèrent pour aller à sa recherche, le trouvant finalement saoul près des voies de chemin de fer. Ils le traînèrent et le poussèrent sur la piste de danse malgré ses réticences. Personne ne savait ce qu'il était devenu depuis qu'ils avaient été déplacés sur cette terre. Dans le passé, c'est lui qui errait, à la recherche des fêtes pour les animer d'une façon plus vivante. Sa voix profonde s'éleva, accentuée par ce chant d'adieu Kenzi qui l'avait rendu populaire. Il improvisa et se détendit, plus heureux, puis se mit à composer, là, un chant folklorique sur la Nubie, sous les eaux, avec ses palmiers, ses ombres et ses petits villages, ses embarcations et ses bateaux, ses inondations et ses poissons, ses montagnes, ses crocodiles et les tombes des morts et des vierges.

Les hommes s'assirent et lui donnèrent toute la place, l'un d'entre eux jouait du tambourin. Sa voix blessée s'éleva pour flotter par-delà les limites du village, attirant d'autres auditeurs. Puis sa voix se noya en un murmure, tel un sanglot. Les enfants, les vieillards et les malades abandonnèrent leurs maisons et cheminèrent par centaines pour s'agglutiner dans la vaste clairière entre Qursha et Alaqi. Ils étaient dans la confusion, sans savoir s'ils venaient assister à un mariage ou à une cérémonie de deuil. C'était du jamais vu. Dans les rangs des femmes, on entendit l'une d'entre elles sangloter; elle avait été forcée de quitter son village et les chants faisaient remonter en elle des souvenirs qu'elle avait tenté d'oublier.

Ce fut le chanteur Abdou Shindi lui-même qui provoqua l'explosion, révélant la réalité de leur condition, lorsqu'il répéta enore et encore le nom du fleuve en y associant la trahison. Puis il s'écroula à terre, jeta sur sa tête une poignée de poussière et chanta d'une voix douce et triste :

Mon pays, ma patrie, ma demeure

Terre de mes pères, mes palmiers, O Nubie

Tu m'es une, tu m'es une, tu m'es une

 

Il se souvient.....

Par intermittence, derrière lui, des voix remplies de larmes répétaient le dernier vers comme autant de gémissements.

Un officier du poste de police de Kalabscha arriva pour espionner et discerner ce qui se cachait derrière ce rassemblement et cette foule en pleurs. Les gens les plus avisés essayèrent d'intervenir pour calmer ce flot larmoyant qui s'écoulait sans cause véritable ou incontestable.

La célébration ordinaire du retour d'une personne qui s'était absentée s'était tout à coup transformée en une cérémonie nationaliste de deuil.....

 

Idriss Ali

Ecrivain nubien, Idriss Ali est de la génération qui a vécu l'immersion de la Nubie après la construction du Haut-Barrage d'Assouan. Il travaille très jeune, puis s'enrôle dans l'armée et part pour la Libye. Dans les années 80, il s'installe au Caire.

Ecrivain depuis 1969 son talent ne sera reconnu qu'en 1997 avec son chef d'oeuvre "Dongola". C'est le premier roman nubien qui ait été traduit en anglais (par Peter Theroux). Il a d'ailleurs reçu le prix de la traduction de l'Université d'Arkansas en 1997.

Ses oeuvres telles "Un contre tous", "Les Exclus" (1985), "Explosion d'un Crâne" (1997) et "Jouer sur les monts nubiens" traduisent une quête permanente de l'identité nubienne.

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